MÉTALEXICOGRAPHIE DE LA LANGUE PICARDE (MÉTALPIC)

Le projet de recherche que nous présentons ici a été conduit dans le cadre d'une délégation au sein de l'Institut Universitaire de France, de 2017 à 2022.

1. La métalexicographie comme voie d'investigation des langues régionales de France

Depuis la publication de la thèse de Bernard Quemada - Les Dictionnaires du français moderne, 1539-1863 (Didier, 1968) -, l'étude des dictionnaires constitue désormais une discipline à part entière : la métalexicographie :
« À partir du grec meta, « ce qui dépasse, englobe ». La métalexicographie est une discipline dont l'objectif est l'étude des types de dictionnaires de langue et des méthodes qui président à leur constitution. Elle ne travaille pas à l'élaboration des dictionnaires, mais fait des dictionnaires, de leur histoire, de leur mode de traitement sémantique du lexique, et des problèmes pratiques résultant du travail lexicographique, son objet de réflexion et de recherche. » (Neveu, F., Article MÉTALEXICOGRAPHIE, 2012)
Cette thèse édifiante a entraîné dans son sillage une multitude de travaux sur le genre « dictionnaire » qui permettent aujourd'hui de disposer d'une connaissance relativement large de l'évolution même de cet objet qui occupe dans nos sociétés modernes une place tout à fait centrale en tant qu'outil de « grammatisation » des langues et donc de point de référence sur les questions linguistiques que se posent les locuteurs. Pour une synthèse de ces travaux, nous renvoyons à notre travail d'Habilitation à diriger des recherches intitulé Encyclopédies, Dictionnaires et Grammaires : approches métalexicographiques, soutenu en 2011 sous la direction de Jean Pruvost.
Les travaux de nature métalexicographique illustrent aujourd'hui une multiplicité d'approches possibles du dictionnaire. En 2006, Jean Pruvost a dressé un état des lieux concis de ces différentes approches, en mentionnant notamment plusieurs grandes « orientations ».
Ces différentes recherches, à défaut de représenter de manière exhaustive les diverses approches possibles en matière de métalexicographie, illustrent néanmoins toute la pluralité et toute la vitalité de cette discipline au sein de laquelle nous inscrivons nos propres recherches.
Le genre dictionnaire, même si son évolution n'est pas terminée, a connu, depuis les premiers répertoires monolingues du XVIIe siècle, une série de transformations au cours de laquelle la pluralité des genres et les initiatives d'autodidactes (Ex : Richelet, Furetière, Littré, etc.) ont laissé place à une typologie beaucoup plus mesurée et à un professionnalisme incontournable.
Le projet Métalexicographie de la Langue Picarde (MÉTALPIC) a constitué une occasion de s'intéresser à tout un pan de ce patrimoine lexicographique de France qui, en dépit du travail majeur de Walther von Wartburg (1955), a indéniablement été laissé de côté par les métalexicographes d'hier et d'aujourd'hui : la lexicographie des langues régionales.
En prenant pour cadre d'étude les productions lexicographiques élaborées dans une des principales langues régionale de France, ce projet s'est proposé de remédier à une carence regrettable. Il a permis non seulement de donner un prolongement moderne à l'historicisation nécessaire des pratiques lexicographiques de France, mais aussi d'éclairer l'histoire même de la lexicographie monolingue française par le biais d'une exploration des pratiques qui ont peut-être influencé et permis l'émergence d'une lexicographie monolingue forte.

Ainsi que l'illustrent la création de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) en 2001, l'amendement à la Constitution française proposé en 2008, stipulant que les langues régionales font partie du patrimoine de la France, ou la future ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, la question de la cohabitation du français « langue nationale » avec les autres variétés linguistiques qui se rencontrent sur le territoire français constitue un enjeu important, notamment dans une perspective européenne et transfrontalière.
Le projet MÉTALPIC est une initiative en faveur de l'exploration et de la valorisation de la richesse linguistique matérialisée par l'existence et la pratique des langues régionales de France (en dehors des langues de migration) listées par le rapport Cerquiglini (1999) : alsacien, basque, breton, catalan, corse, flamand occidental, francique mosellan, francoprovençal, langues d’oïl (franc- comtois, wallon, champenois, picard, normand, gallo, poitevin-saintongeais (poitevin et saintongeais), lorrain, bourguignon-morvandiau), occitan ou langue d’oc (gascon, languedocien, provençal, auvergnat, limousin, vivaro-alpin).
Mises en valeur par des initiatives institutionnelles telles que l'élaboration du portail Corpus de la Parole ( http://www.corpusdelaparole.culture.fr/ et http://www.languesdefranceenchansons.com/index_flash.html ), les langues régionales de France méritent selon nous d'être abordées sous un angle peu abordé, une dimension pour laquelle ces dernières se trouvent justement particulièrement bien dotées : l'angle lexicographique.
Ainsi que l'a rapidement illustré la DGLFLF à travers la confection de fiches descriptives mises en ligne sur son site internet, les « petites langues » de France semblent toutes posséder leur propre lexicographie. Celle-ci constitue un vecteur majeur dans leur processus de « grammatisation » (Auroux, 1994)/ « calibrage » (Swiggers, 2021), leur affirmation identitaire, et donc la forme d'aménagement linguistique « de par en bas » (Léonard, Djordjević, 2010) qu'elles illustrent.
Très diversifiées quantitativement et typologiquement, ces traditions lexicographiques constituent un secteur d'activité modeste mais vivace. Les expériences de publication les plus récentes attestent en effet que les dictionnaires, mais aussi la plupart des ouvrages (bandes dessinées, poésie, etc.), en langues régionales s'écoulent très rapidement (ex : la bande dessinée en picard Astérix i rinte à l’école (2004) s’est ainsi vendue à plus de 100000 exemplaires en quelques mois seulement), répondant ainsi à une demande véritable. Illustrant le même engouement, les différents travaux autour de la lexicographie du français en région (Cf. les différents travaux de Pierre Rézeau ou d'André Thibault), ainsi que la parution des lexiques de français régionaux dans la collection des éditions Bonneton, constituent des illustrations de l'intérêt porté aux ressources lexicographiques en région. Nous renvoyons également à l'ouvrage de Claudine Bavoux (2008), synthèse plus récente sur la lexicographie dite « différentielle » du français, à savoir lalexicographie des différentes variétés du français dans le monde.
Pourtant, pour des raisons économiques et/ou idéologiques ou de politique éditoriale, les grands éditeurs ne satisfont pas la demande du public en ce qui concerne ce type de productions. Éparses, le plus souvent inaccessibles, sous-exploitées, extrêmement peu valorisées voire négligées, ces ressources, en dehors des initiatives à succès évoquées ci-dessus, restent donc en partie marginales et peu connues du grand public. Même la solution moins coûteuse de l'édition électronique, largement investie pour la langue française, ne semble pas vouloir être utilisée pour répondre à la demande des lecteurs et locuteurs. Le projet MÉTALPIC est une occasion de faire mieux connaître, et de dynamiser – à travers l'exemple précis du picard – la lexicographie foisonnante des langues régionales de France. Notre projet s'inscrit de ce point de vue dans la mouvance politique française actuelle qui à travers le dernier amendement à la Constitution (article 73), la publication de la loi Molac (2021), et la future ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, semble vouloir mettre sur le devant de la scène la richesse et la diversité du patrimoine linguistique de France.

2. Objectifs du projet METALPIC

Dans le cadre du projet MÉTALPIC, nous avons souhaité mettre en relation les différentes initiatives lexicographiques qu'a connue cette langue au fil des siècles en fournissant un bilan métalexicographique chiffré et actualisé (depuis les travaux de Dubois, de Wartburg et ceux de Debrie) de ses ressources nombreuses. Ce travail a permis ainsi de dresser une cartographie de la lexicographie dialectale picarde en France, notamment illustrée dans notre ouvrage La langue picarde et ses dictionnaires publié en 2021 chez Champion.
Au-delà d'un travail nécessaire de collecte et de mise en contact de ces données linguistiques éparses, souvent difficilement accessibles et bénéficiant d'une adaptation très partielle et chaotique aux formats numériques, à travers le projet MÉTALPIC nous avons souhaité proposer une réflexion générale sur la question de la métalexicographie des langues régionales de France. Nous envisagions ainsi d'apporter des éléments de réponse à des interrogations à la fois purement linguistiques mais aussi plus proprement lexicographiques et métalexicographiques.
L'orientation retenue pour ce travail a été diachronique et permet de considérer les différentes pistes de recherche en rendant compte de la situation historique du picard mais aussi de ses éventuels développements contemporains.
Les objectifs du projet MÉTALPIC ont été multiples et orientés autour de trois grandes réalisations concrètes.
- Le premier objectif du projet consistait à centraliser, décrire et valoriser des ressources lexicographiques éparses pour la plupart non étudiées encore. L'idée était donc de proposer une bibliographie actualisée et exhaustive des ressources lexicographiques disponibles pour cette langue. Ce recensement est bien entendu adossé à une analyse typologique des productions lexicographiques listées en vue d'une meilleure connaissance des processus d'émergence, de diffusion et de grammatisation de cette langue (Rey, 2021).
- Le deuxième objectif de MÉTALPIC a été la création d'une base de données lexicographiques permettant une consultation des lexiques recueillis dans la langue étudiée. La mise au point de cette ressource a permis de « centraliser »/de « réunir » des données nouvelles et de valoriser la richesse lexicale de cette « petite » langue.
Les critères de choix qualitatifs et quantitatifs des ressources qui ont été retenus pour la création de la base de données ont été les suivants :
a) Assurer une profondeur diachronique de la base : la ressource élaborée devait proposer un empan historique le plus large possible et mettre à la disposition des utilisateurs – dans la mesure du possible – les répertoires lexicographiques les plus anciens et les plus récents de la langue. Elle permet de situer globalement les frontières historiques de la lexicographie de cette langue régionale.
b) Restituer au mieux la variation géolinguistique du picard : la base de données est composée de ressources qui auront été sélectionnées à la fois pour leur importance historique et linguistique, mais aussi pour leur représentativité de l'ensemble de la variation géolinguistique connue pour cette langue répartie sur un territoire allant depuis le Hainaut belge jusque dans l'Aisne.
c) Illustrer la grande richesse typologique des ressources identifiées : le corpus électronique constitué permet de restituer la variété particulièrement importante des répertoires dans cette langue. Un équilibre sera donc trouvé entre les différentes formes lexicographiques recensées, offrant ainsi une représentativité aux « Lexique », « Vocabulaire », « Glossaire », « Parler », ou encore « Dictionnaire ».

- Le troisième grand objectif du projet résidait dans l'élaboration d'un ouvrage de synthèse préparé par les différents spécialistes des équipes de recherche mobilisées autour de l'émergence, du développement et de la typologie de ces données lexicographiques étudiées. Un tel ouvrage, parallèlement à l'élaboration de la base de données mentionnée ci-dessus, permettra non seulement de pérenniser les investigations conduites dans le cadre de MÉTALPIC mais aussi de commencer à combler ce qui constitue une lacune importante dans l'histoire de la lexicographie française.